Entretien avec CoolKeno1
Je retrouve Keno chez lui à Enghien, je suis à la bourre -30mn de retard- et lui s’est rendormi. Finalement, alors que je suis sur le point de partir, il m’appelle sur le coup de 10H50 et m’accueille dans sa maison…
Hélaire
T’habitais où à Paris avant ?
KENO
Le 13ème, j’ai fait tous les coins du 13. En passant par la porte d’It’. J’suis chez moi dans le 13. C’est mon quartier d’enfance.
H
Tu t’intéresses au graff quand ? Comment et dans quelles circonstances ?
K
J’ai commencé dans mon quartier, dans le 13ème. Tout môme, j’étais assez sportif, donc pas mal dans la rue, à faire du basket, du skate avec des potes. Je suis de 81, donc quand j’avais 13, 14 balais dans le 13… chaque matin je prenais le métro pour aller au bahut, y’avait les tunnels et les couloirs du métro qui étaient explosé dans tous les sens par les anciens style les KCA, JACKSON, DEGRÉ et Cie… Mon collège était à Censier-Daubenton sur la ligne 7. Donc chaque matin je voyais des trucs de ouf et ca m’a intrigué. Du coup, j’aimais bien l’art aussi depuis que j’étais tout petit.
H
T’as fait des tentatives de BD ?
K
Pas trop BD, plus dessins. Je griffonnais des trucs, des petits personnages sur les cahiers. J’aimais bien la peinture. Au départ, mes parents m’avaient inscrit à un atelier de peinture, donc je peignais, j’étais toujours attiré par l’art, j’ai toujours aimé dessiner…
H
Tes parents t’avaient sensibilisés donc…
K
Ils avaient vus en tout cas que j’étais attiré par le dessin et tout… J’me rappelle quand j’étais petit, j’ai dû faire un atelier-peinture pendant un an ptet… J’ai toujours aimé ça. Et à cette époque-là, j’te disais, je traînais pas mal dehors, époque skate…
H
… Bercy, Chevaleret ?
H
C’est ça, c’est ça. Et puis les mecs avec qui ça collait au début au niveau de l’état d’esprit. J’écoutais du rap, j’étais à fond Cypress Hill, Wu-Tang… Donc mes attirances musicales, etc. et le reste, ça menait forcément au graffiti après. C’est ce qui collait le mieux à mon tempérament, à mon style de vie de l’époque. A ce lifestyle.
H
T’as commencé en solo ou avec des potes ?
K
Solo au tout début. Et j’ai kiffé de ouf, et je voyais les trucs des KCA, c’est eux qui m’ont vraiment attiré vers le graff, leur côté chrome-noir dans la rue. Et j’me suis saucé un jour. J’ai commencé seul tout. Avec des bombes de merde, des cirages de chaussures. J’avais fait des tags dans la rue, le lendemain, ils étaient effacés parce que ça tenait pas. J’avais aussi piqué des barannes à pompes. Ouais tout seul, au tout départ. Et rapidement ça a changé. Ensuite, j’ai engrainé deux potes à oim…
H
Tes plus belles années ?
K
Ca dépend comment tu les entends. Si c’est être le plus inconscient du truc et s’en taper les couilles…
H
…je sais pas si c’est ça, mais actif et le plus de plaisir…
K
J’ai toujours autant apprécié le truc. Tu me files des bombes maintenant, je vais te faire des flops, chui aux anges. Et puis surtout l’énergie reste, même si maintenant je fais plus de « l’art ». Le graffiti pour moi, il est toujours resté aussi pur. Je continue à le faire dans la rue comme quand j’étais môme. L’énergie et le délire me motivent toujours autant. L’énergie de départ, je la retrouve encore aujourd’hui. Je kiffe encore grave.
H
Ca s’essouffle pas alors ?
K
Non, parce que j’ai jamais été dans le cartonnage intensif sur une période donnée, de un voire deux ans où après du coup t’es gavé, t’en peux plus. Je fais ça maintenant depuis de nombreuses années mais de manière régulière, tranquille, peinard, en me faisant kiffer… en évoluant au niveau du style… J’me suis jamais dégoûté du truc. Je prends toujours du plaisir à le faire.
H
Un souvenir marquant ?
K
Plus qu’un souvenir, un quartier qui était explosé quand j’étais gamin. Explosé de graffs et pas que des tags. Y’avait vraiment un mélange, les KCA, Diadem, Toons, tout ces mecs-là dans le quartier qui massacraient de ouf. C’était mortel. Y’avait des grosses fresques dans la rue. C’était pas hyper connu, donc les spots, la rue y’avait moyen de peindre un gros graff, ils prenaient leur temps.
H
Ca paraît un peu ouf de notre point de vue en 2016.
K
Encore que maintenant les gars font des flops aussi, mais le flop aujourd’hui, c’est plus en mode saccage, plus énervé… Avant, t’en avais qui faisaient des fresques dans la rue… Boum. Et le 13ème était un quartier un peu bâtard, entre banlieue et Paris. Y’avait des coins qui étaient complètement explosés. Quand t’allais vers Quai de la Gare, c’était un no man’s land et en l’espace de 10, 15 ans, c’a été transformé. Tout le quartier vers François Mitterrand jusqu’à Ivry, c’était un immense terrain vague, tu pouvais marcher sur des kilomètres, y’avait des spots partout, donc c’était assez cool pour graffer. Y’avait de la place.
H
Un outil de prédilection ?
K
Mmmh, pas vraiment… c’est selon la surface, c’est sûr que pour du baranne, le plastique, tu te la donnes. Le métro, ça glisse. Après, la bombe… En même temps, chacun a son kiffe. En bombe, j’aime bien utiliser le cap d’origine, chui pas trop effet cap, à part le fat pour faire des gros tags mais c’est vraiment « fat » ou cap d’o’. Après, tout ce qui est effet de style de cap, c’est pas trop ma came. Mais, c’est simple, souvent cap d’origine.
H
Préférence tag, flop ou graff ?
K
Pour le coup, tag et flop. Le graff maintenant, ça me pète plus les couilles qu’autre chose de prendre 3000 ans pour faire des graffs, chui carrément moins saucé maintenant et je préfère les flops.
H
Tu préfères venir à l’essentiel ?
K
Oui, la simplicité, dans l’épure. Ca a de l’impact, c’est cool à poser, c’est rapide, c’est ta signature, vraiment ta marque. Et c’est vrai que, maintenant, prendre 3, 4 ou 5 heures pour faire un graff, c’est un truc qui me gave un peu. Je préfère faire un flop dans un spot un peu plus chaud, je prends davantage mon pied.
H
Je me souviens avoir pris un camion avec de tes graffs Kenone avec notamment pleins de guetas Keno sur la cabine et portière du conducteur, tu t’en souviens ?
Le graff en question
K
Ca m’dit un truc…
H
…parmi tant d’autres ?!
K
Je crois que j’étais avec mon pote KOBAN, Coco,… KOBAN, c’est mon pote d’enfance avec qui j’ai commencé à peindre avec les TNF, avec LOTO et Cie…
H
J’me souviens que y’avait un DIFE/JEN au verso… y’a facilement y’a 4/5 ans…
K
Je vois ! Un camion dans le 13ème, dans un petit spot secret, vu qu’il se gare la nuit… je crois qu’il roule encore d’ailleurs…
Keno me montre une photo… je suis pas certain que ce soit la bonne… puis je cherche…
Et lui montre la photo…
K
C’est bien le même ! Bien 5 ans même ptet un petit peu plus vieux.
H
Tu peux me dire dequel milieu t’es issu ? Ce que faisaient tes parents ?
K
Mon père avait un petit commerce et ma mère est bibliothécaire. Artistiquement, j’avais un oncle qui était dans l’art, une petite touche mais il était schizo’, il était ouf donc il a jamais fait grand-chose vu qu’il était psychiquement atteint, vraiment. Mon grand-père était un peu artiste aussi, mais au sein de ma famille, personne m’a jamais vraiment poussé, y’avait pas de fibre artistique vraiment implantée.
H
Des frères, des sœurs ou bien t’es fils unique ?
K
J’ai deux frangins, deux grands frères.
H
… qui faisaient des guetas, des graffs ?
K
Que dalle, rien à voir.
J’apprends ici que le grand-père de KENO est arrivé en France du Liban et a fait naturalisé son nom de famille.
K
Chui moitié libanais, moitié français.
H
Du coup, tu retournes là-bas parfois ?
K
Grave, maintenant un peu moins mais j’y suis beaucoup allé. C’est une tuerie, c’est magnifique. J’y suis allé souvent et je connais bien. Et vu que mon parcours scolaire a été chaotique, et que j’ai arrêté l’école très tôt… vers la fin de la 3ème, j’ai pas de brevet, j’ai rien… et à une période de ma vie -quand j’avais 15 ou 16 piges- j’ai pratiquement passé un an au Liban, donc je connais bien.
H
Et t’as été actif là-bas ?
K
Des petits guetas par-ci par-là mais rien de bien poussé.
H
T’étais dans un autre délire ?
K
Ouais, je voyais la famille, c’était la teuf en fait. Des soirées, tu tisais, etc. J’ai fumé mes premiers spliffs là-bas. Maintenant j’ai arrêté, je fume plus. (Keno fume de l’électronique.) La France, le graffiti, tout était un peu mis de côté. Une vraie parenthèse.
H
T’as vécu pas mal de temps au Liban… t’as vécu ailleurs aussi ?
K
Vécu, non, mais j’ai pas mal voyagé, et au Liban, c’était en mode : tu fais de la merde en France, va voir ailleurs pour t’ouvrir les yeux et l’esprit. Et vu que là-bas, ça coûtait pas de thunes vu que j’étais en famille… J’avais juste le billet d’avion à payer, chui parti là-bas mais résultat des courses, j’ai jamais fait autant la teuf que cette année-là. Une année de vacances. Et puis le Liban, c’est particulier, vis-à-vis de l’histoire, des différents pays… mais ça remonte, j’ai 34 ans maintenant…
H
Dommage que t’aies pas eu de sœurs, ma transition tombe à l’eau… Le graffiti, ça aide pour serrer des meufs ?
K
Ca marche bien, ca marche pas mal. Les meufs aiment bien le graff de manière générale. Le côté un peu rebelle. Elles aiment bien les bad boys quand même. L’avantage que t’as dans le graff, c’est que t’es pas vraiment un bad boy, t’es un semi bad boy.
H
Ca dépend dans quelle frange du graff tu te trouves, non ?
K
Ca dépend, mais même… tous ceux qui se mettent au graff sont pas vraiment des hardcores. Tu fais autre chose sinon, vu que y’a pas de sous au bout. Pour connaître vraiment bien le milieu, je pense pas que y’ait énormément de vrais caille-ra dans le graffiti.
H
Pour en revenir aux meufs, ça t’est arrivé qu’une fille te demande de poser son nom pendant que t’étais en train de floper ?
K
Oui, c’est déjà arrivé. Pas tout le temps évidemment parce que tu te fais pas cramer tout le temps quand tu peins, c’est arrivé 2-3 fois. Mais c’est vrai que même ta meuf, elle kiffe quand tu mets son nom.
H
T’as rencontré des copines via le graffiti ?
K
Certaines sûrement, ma future femme, non. J’me marie en juillet.
H
Mes félicitations !
K
Merci. Je dirai pas exactement par le graffiti mais y’avait forcément des connaissances graffiti. J’ai dû rencontrer mes meufs par l’intermédiaire d’untel qui est pote d’un groupe d’amis… et dans ces groupes-là, y’avait toujours des graffeurs mais aussi d’autres gens. Donc c’est lié mais pas au-delà.
H
Y’a une part importante de meufs dans le graff ?
K
Y’en a quelques-unes. Pas la majorité mais y’en a. En France, des meufs qui cartonnent ou ont cartonné, y’en a peu. Lady K, même si j’suis pas fan, y’avait Fancy aussi. Elle a fait des trucs cools, elle. Mais, en France, y’a pas de grosse meuf qui démonte. Y’a rien qui me vienne spontanément à l’esprit. Si, après y’a UTAH, pour la présence partout dans le monde. Respect d’ailleurs. Mais dans le fond, c’est pas vraiment un milieu de meufs. Y’a beaucoup de paires de couilles quand même.
H
C’est un peu à celui qui à la plus longue ou pas ?
K
Oui, je crois. Dans le graffiti, y’a quand même cet esprit de compèt’, un des buts premiers, à la base, même si chui plus trop dans ce trip-là, c’est quand même de cartonner, d’en foutre le plus possible. C’est comme au foot ou au basket, y’a ce côté « je veux être le plus fort ». Donc, y’a un peu cet esprit grosses couilles, mais que tu retrouveras dans les sports où y’a de la compétition en général. Une emulation aussi parce que plus t’en fais, plus l’autre va en faire derrière. Les deux sont liés.
H
Keno… pourquoi Keno ?
K
Keno, c’est complexe mais en gros, au départ, y’avait des lettres que je kiffais et je les ai réunies les unes avec les autres et je les ai imbriquées un peu dans tous les sens. Quand j’ai commencé à faire des graffs, j’ai fait ONEK… Y’a pas vraiment de raison, c’est vraiment un enchaînement de lettres que j’ai tordues dans tous les sens et au bout d’un moment, j’ai fait KENO, c’est bien. C’est cool, ça pète. C’est aussi un jeu de chance. Y’a un délire avec la chance et aussi, quand j’étais môme, y’avait deux artistes que je kiffais : XENO et KENT. Donc, mes lettres viennent de là aussi. Pour moi, c’était vraiment de gros gros painters –XENO et KENT- dans le 13ème. KENT est un type qui était présent dans le 13ème et qu’on a complètement oublié et qui faisait des trucs chanmé. C’était un pote à THOR, à PARKER et ce gars-là était véner. Donc, c’est une influence de pleins de trucs que j’ai mixés et ça a donné KENO.
H
Le geste est-il plus important que le résultat à la longue ?
K
Je suis pas sûr, le résultat est quand même important, il vient du geste d’ailleurs. Donc, c’est la suite logique. Un geste pas maitrisé va aboutir sur une merde. A moins de vouloir partir dans l’abstrait pour voir ce que ça peut rendre… mais pour que ton geste soit bien effectué, faut que y’ait une maîtrise. Y’a un côté freestyle certes, mais pour aboutir à quelque chose. Un tag, ça demande une maîtrise et une précision de bâtard quand même. En partant du principe qu’il faut que y’ait un équilibre. T’as besoin de bonnes proportions. Ca demande un certain temps avant de savoir faire un bon tag. C’est des années de pratique et il évolue toujours, à quelques détails près, mais ton tag va changer tout au long de ta vie. C‘est ton truc, c’est ta marque de fabrique en fin de compte.
H
Professionnellement parlant, qu’est-ce que t’as fait pour gagner ta vie ?
K
Tout. Tout et n’importe quoi. Vu que j’ai arrêté l’école jeune, j’ai fait un milliard de tafs. Pizza Hut, manutention… J’ai bossé à la Poste, j’ai fait animateur, des tas de trucs.
H
Couteau-suisse, Keno ?
K
Carrément.
H
T’es plutôt curieux je suppose alors ?
K
Oui, à fond. Et puis ça te permet d’aller dans pleins de milieux, tu vas rencontrer toute sorte de personnes. Et de manière générale, je suis assez ouvert aux gens, je suis pas dans le jugement. Du coup, je prends du plaisir à rencontrer des gens de toute classes et de tout type de population. Et le fait d’avoir bossé dans pleins de milieux, ça m’a apporté pas mal de choses finalement.
H
T’en a toujours retiré quelque chose ?
K
Toujours. Au départ, chui plutôt bon vivant donc je suis plutôt bien accueilli là ou je vais et humainement, j’ai pris du plaisir avec pleins de différentes personnes et c’est cool, quoi. Après, j’ai jamais fait long feu dans un taf, ça c’est clair, parce que je me lassais vite aussi et je me lasse vite des choses en général. Mais j’ai eu l’occasion de rencontrer plein de gens, d’aller dans pleins de trucs de ouf et c’était cool.
H
Et dans tes tafs, ça t’est arrivé de croiser des gens du graffiti ?
K
Oui, j’ai rencontré STESO du graffiti. STESO, c’est un mec de Villejuif. Un ancien maintenant quand même. Sinon, non.
H
Et tu t’es fait cramé par des gens avec qui tu bossais ?
K
Oui, je pense, ou ils l’ont su plein de fois. Et puis, j’arrivais au taf les mains défoncées d’encre ou autre. Surtout quand j’étais plus jeune, j’en faisais tout le temps, donc ça faisait partie de mon quotidien, j’avais toujours un peu de matos sur moi pour peindre. Ou bien le soir, je finissais le boulot, je passais la soirée avec mes potes, je dormais pas chez oim… Donc, ça s’est forcément su.
H
Quels crews pour le coup ?
K
Mon premier crew cool de potes, c’est TNF. Ca, c’est le master crew que j’ai fait avec mes deux potes d’enfance avec qui on a démarré le graffiti… fin collège. En fait, avant de faire TNF (The North Face ou The Natural Freedom), j’ai beaucoup peint avec les CLM, j’ai eu ma phase où je faisais beaucoup de métros, que des métros, etc. Pendant deux ans, j’ai peint des métros comme un ouf. Donc, je peignais avec les CLM à fond et d’ailleurs, je suis rentré CLM mais ça a pas duré longtemps. Après, y’a eu le gros serrage en 2001. Et donc de là, on a monté TNF et on est parti dans un truc plus de rues, à faire des toits, etc. C’était avec mes potes d’enfance, donc c’était vraiment un crew avec deux gars qui étaient mes meilleurs amis mais avec qui on faisait du graff. Ca a duré un petit moment, après, y’a eu une petite trêve de graffiti parce que j’ai fait beaucoup d’escalade. Je me suis mis à l’escalade. Pendant 5/6 ans, j’ai fait beaucoup, beaucoup de grimpe. Un peu moins de graff parce que j’étais passionné par un autre truc qui me prenait beaucoup de temps…
H
En faisant du graffiti, t’as recoupé les deux ?
K
Oui, je suis venu à l’escalade par le graffiti. Avec TNF, je faisais beaucoup de toits et j’avais pris beaucoup de plaisir à monter sur les toits parisiens. En plus, j’ai toujours pris beaucoup de plaisir à faire du sport, et à cette époque-là, j’en faisais un peu moins et j’avais envie de m’y remettre, mais je savais pas quoi foutre parce que j’avais rôdé pas mal de sports… et un soir, on peignait, je monte des échelles et là, déclic : « faut que je fasse de l’escalade ». Et de là, j’ai checké sur le net où on peut en faire à Paris, dans les gymnases, à Fontainebleau. Donc, je me suis mis à l’escalade, et après je suis revenu au graff plus sérieusement.
Un soir, y’avait un mec qui faisait des tags, et je regarde ce qu’il fait, « ah, c’est toi, véner… » Il s’avère que c’était Horfé en fait, et il me tend le marqueur et il me fait : « ah, c’est toi Keno… » Connection de nulle part, on se connaissait pas, on s’était jamais vus. Et il pose son gue-ta, « chanmé ! », et vice-versa, et clac, on est devenus potes, vraiment, c’est un mec avec qui j’ai accroché. On est devenus amis au-delà du graffiti. Il se trouve qu’on faisait du graff tous les deux donc ça a réanimé le truc quoi. Et il m’a relancé, il m’a resaucé dans le graff à fond. Et du coup, on a fait des rencontres et on a monté PAL.
H
Donc, tu fais partie des membres fondateurs ?
K
Oui, avec Horfé, Tomek… Mais au final, c’est un groupe de gars qui peignaient chacun un peu de son côté, plus ou moins potes et d’un point de vue psychologique avec des connivences intellectuelles similaires. On a été amené à traîner pas mal ensemble, et puis on se retrouvait pas du tout dans le délire graffiti parisien un peu caille-ra et puis on passait des soirées à tchatcher de pleins de trucs, on était dans un autre état d’esprit… Peace… Love. Et puis un soir, Peace and Love s’est imposé comme une évidence. Donc, boum, on a monté le groupe. Tout ceux du départ sont encore là, on a rajouté personne dans le groupe. Hormis GUES, qui est rentré dans le délire. Ptet, RIZOT, qui était pas dans le truc au départ, mais SKUBB, ESSO, FOOZ, CONIE, dès le départ étaient connectés.
R
Par rapport aux lettrages, t’as le sentiment que tu peux en faire d’autres, sortir du O,N,E, K ?
K
Ouais, carrément. Regarde l’alphabet derrière toi. Mais c’est clair que j’ai des lettres avec lesquelles j’ai plus de facilités. A l’époque où je faisais des trains, je changeais toujours de nom, je faisais jamais mon blaze –KENO- toujours d’autres noms… Au contraire, je prends du plaisir à faire d’autres lettres. Je kiffe essayer toutes les lettres. Y’a des lettres que j’aime bien, que j’ai pas dans mon nom, les « S », les « Z » j’aime bien. Les « R » j’adore, j’aime bien le « F » aussi. Les lettres que je déteste le plus, c’est le « L » et le « I ». Le « Y » j’aime bien. Le « X », j’aime pas vu que c’est très symétrique. Du coup, donner du flow à un « X »… Le « U » c’est une lettre de merde aussi. Le « K », le « R », le « N » c’est bien… Le « B », c’est chanmé. Dès que y’a une symétrie dans la lettre, j’aime pas trop parce que c’est dur de leur donner du cachet.
L’alphabet en question.
H
Qu’est-ce qui vous a fait arrêté le blog « Service au Bar » ?
K
Y’a eu un moment où ç’a été chaud parce que y’a eu des serrages, SAEIO notamment, y’a eu pas mal de couilles… et on a eu les keufs sur le dos et on s’est tellement mis en avant physiquement… Service au Bar, c’était le lifestyle, on montre des photos autrement que des photos de cliché de graff, c’était un genre de carnet de voyages où on montrait de tout… Du coup, on était vachement exposé sur ce blog donc vient un moment où on se dit c’est chaud et faut qu’on l’arrête. Ce qui est con, chui véner d’ailleurs, parce qu’on a eu de bons retours de la part des gens qui kiffaient grave et malheureusement on a dû stopper connement alors qu’on voulait le développer et en faire encore un autre truc, ptet un shop, proposer encore plus de trucs dedans et on nous a un peu coupé l’herbe sous le pied.
H
T’avais déjà ton bar à l’époque ?
K
J’étais en train de le monter plus ou moins. Mais l’histoire de Service au Bar, ceux qui l’ont monté, c’est moi et Esso. Les autres étaient pas dans le truc au départ. On était sur la Butte aux Cailles et on voulait monter ce projet avec Esso, on se sauçait et on voulait faire un truc qui était pas dans le cliché graffiti ou qui portait le nom graffiti dessus, trouver un truc décalé mais on savait pas quoi, on se prenait la tête et puis… on était dans ce bar, et y’avait marqué « service au bar », on s’est dit que ça tuait, on était bourré, et c’est arrivé comme ça, « Service au Bar ». C’était au Merle Moqueur et y’avait vraiment écrit « service au bar » partout. Le mec, ça le saoulait vraiment de ramener les verres aux tables… donc allez hop « Service au Bar ». C’était un truc perso, où on balançait nos envies, nos influences, les soirées avec les potes, c’était cool.
H
Pour avoir fait un peu de foot dans le 13ème, je suppose que tu vois le terrain de Parachutes et sa vibe particulière…
K
… grave ! Le stade de Parachutes.
H
…coincé entre le périph’, une grande barre d’immeuble et je sais pas trop quoi derrière…
K
…un dépôt de métro RATP, un atelier avec que des métros ! J’ai peint une fois dans ce truc-là. Donc, t’as l’entrepôt en tant que tel, et t’as deux gros rails qui longent le stade de foot et là, t’avais souvent deux métros calés là, c’était un spot chaud.
H
Et t’as des spots/terrains ou y’a une vibe que t’aimes bien dans ce style ?
K
Chui assez ouvert et j’aime bien découvrir des lieux donc bon, y’a des spots comme les Frigos, Quai de la Gare -quand j’étais môme-, je les ai rôdés. De là, à dire que c’est un spot particulièrement chouette je sais pas… Mais à l’époque, le 13ème était un immense terrain vague et donc le terrain vague des Frigos était immense ! Ca allait des frigos jusqu’à toutes les facultés qui ont été construites donc c’était un immense terrain de jeu. J’aimais bien ce coin-là. Après, j’ai pas UN spot, j’aime bien découvrir des lieux et des spots et au contraire je préfère découvrir et pas rester toujours dans le même lieu, quoi.
H
Les quais de seine vers Bercy, t’as un peu rôdé alors ?
K
Grave, mais ça a changé de ouf, j’ai fait de bonne soirées là-bas, j’ai été à la première soirée du Batofar quand ça a ouvert et à l’époque c’était encore hyper shlag, crade, c’était loin, y’avait pas encore la 14 ou tout juste. J’avais peint un peu là-bas au début mais c’était quand même rapidement lavé.
H
Quel est ton rapport à Paris ? Toi qui as déménagé pas mal dans le 13ème ?
K
J’ai le sentiment d’en avoir fait le tour, je bois plus trop, je fume plus, je bois même plus en ce moment… Là, je suis rentré dans une vie un peu plus tranquille, je bouquine, je m’instruis, je peins, j’ai besoin de tranquillité, d’espace et de nature. Le 13ème, c’était un quartier moins construit à l’époque, un peu banlieue, c’est pas le Paris vivant, stressant, c’était un espèce d’entre-deux en fait. Mais y’avait de l’espace avec des stades partout, des parcs… et puis j’ai fait le tour de Paris. Et je trouve qu’aujourd’hui l’énergie à Paris est … Ca me saoule, c’est hyper-bobo, hyper-machin… Et c’est devenu le cliché…
H
… pour touristes ?
K
…non, c’est normal, la ville est magnifique, donc que y’ait du tourisme, c’est cool. C’est pas au tourisme vis-à-vis de Paris, c’est plus à la population parisienne que j’en veux, voilà. Elle est devenue lisse, polie, et je trouve que tu fais pas de super-rencontres… je saurai pas l’expliquer, j’ai grandi à Paris et en même temps, j’ai vieilli donc je vois ptet les choses autrement mais le côté populaire à Paris est cramé. Je me suis un peu lassé de Paname que j’adore quand même.
Maintenant, je suis pas loin, à Enghien… mais par rapport à mes délires d’art, ce que je fais maintenant, j’ai besoin de Paris parce que ca reste un pôle en Europe voire même dans le monde et du coup, j’ai besoin d’être pas loin pour continuer à pratiquer et à faire ce que je fais… A peindre, j’ai un bar à Paris, chui dans le truc… et le fait d’avoir monté un bar, le côté festif de Paris, j’en ai plus rien à branler concrètement. 2-3 fois par semaine, je me retrouve dans la « fête parisienne » ; j’ai un bar qui ferme à deux heures du mat’, donc passé ça, je rentre chez moi. Je suis devenu un ascète un peu (sourires). Je me défonce plus, je suis devenu sain, de corps et d’esprit donc je me fais une vie tranquille…
H
… par rapport à une certaine époque ?
K
… bah j’ai fait la teuf, bien ! Mais j’ai jamais été dans l’abus de la défonce, machin, mais je me suis toujours tenu, vu que j’ai fait du sport. Et puis la défonce, c’était pas pour la défonce ; c’est à dire que c’était selon les aléas de la nuit pour aller faire de la peinture… pas un truc dans le canap’ arraché, à fumer des spliffs pendant des heures dans une baraque enfermée. C’a toujours été quelque chose de boostant. Si parfois j’me trouvais à boire des coups, c’était parce que ça me filait la patate, désinhibait pour aller faire des peintures… pour bouger dans Paname, un spot, un autre spot, mais toujours hyper-actif. Chui quelqu’un de toujours assez actif.
Je trouve que Paris a mal vieilli. Les générations, tu vas dans des quartiers où c’est censé être cool, c’est pas si cool que ça. Les gens fringués, des sortes de castes de untel, untel, untel…
H
Je suppose que t’as déjà un peu été dans les pays anglo-saxons et que ce penchant pour les normes a tendance à arriver et donc à contrario j’ai l’impression que le côté un peu latin, bordélique sur les bords est en train de se perdre à Paris…
K
Finalement, ça devient aseptisé, oui. Les lignes sont de plus en plus tracées.
H
Plus tôt, tu parlais des serrages, quel est ton rapport à la police nationale ?
K
Je me suis fait serrer maintes et maintes fois, j’ai joué au truc… le graffiti, c’est illégal, je peins dans la rue, je me fais serrer. Ca fait partie de leur taf de m’arrêter et puis la police, on est bien content qu’elle soit là de temps en temps. Après, y’a des bavures, des flics de merde, pffff… Ils font partie du décor, de la société. On vit en démocratie, il faut que y’ait la police pour faire régner l’ordre.
H
T’as un exemple d’une fois où les flics ont été cools ?
K
Chui un malin, vicieux, je sais mettre les gens dans ma poche et c’est horrible, mais je suis un bon acteur, mais dans le fond même pas (il réfléchit)… je suis juste moi-même. Et je considère pas que le graffiti soit un délit grave, donc en général, quand il m’arrive de me faire serrer, je me mets pas dans la position du gars tendu, qui faisait un truc de criminel et qui devrait prendre des années parce qu’il a fait quelque chose de gravissime. Donc, du coup, quand je me fais serrer, je prends le truc à la cool et je reste plutôt poli, quitte même à prendre en compte le flic, parler avec lui, qu’il me raconte sa life, machin… Et finalement, les fois où je me suis fait serrer pour du graff, c’était pas les pires. Je me suis fait serrer pour des trucs à la con, genre du bédo dans la rue ou des interpellations aléatoires où là, c’était hardcore. Parce que c’était arbitraire, que y’avait pas de vraie raison. C’était plus au faciès. A l’époque, j’avais de la barbe, le crâne rasé, je devais pas passer pour un jeune bien, selon leurs critères. Et quand ils t’arrêtent pour du bédo par exemple, là, ça part en agression hardcore, les mecs te cassent les couilles, te pourrissent la vie. Quand tu fais du graff, t’es en tort, tu sais que c’est un délit, donc tu vas pas devoir te justifier d’avoir fait un truc… Après, j’ai pas eu de gros délire avec un keuf. Je les déteste pas, je les aime pas. Ptet que y’en a, parmi eux, que je vais aimer si je les rencontre dans un autre cadre, alors que quand ils ont leur costume de flic sur le dos et que chui en train de faire un délit, y’a le rapport à la loi. C’est un rapport que tu dois assumer quand tu graffes, point.
H
T’as chopé des grosse amendes ?
K
Pas énormes, j’ai chopé des amendes, j’ai chopé du TIG et j’ai dû en avoir pour 2000-3000 euros, mais au final, par rapport à ce que j’ai fait et le temps depuis lequel je graffe, c’est correct. Mais c’est lié aussi à mon parcours, à ma démarche, comme je t’ai dit, j’ai jamais été dans un massacrage qui a attiré les projecteurs sur moi, où c’était moi la tête à rechercher, KENO n’a jamais été « wanted » de façon hardcore.
H
Donc, tu t’es jamais fait serré pour du métro, je suppose ?
K
J’ai eu de la chatte, je suis passé à travers les mailles du filet. J’ai eu de la chance, j’ai changé de blaze et j’ai essayé de pas trop divulguer de photos. Les gens ont jamais trop vu ce que j’ai fait sur métro. Le gars qui voulait me serrer, il avait pas trop de photos de moi donc juste quelques photos dans l’ordi, mais changeant de nom et de style, j’ai eu de la chatte et je me suis pas fait pété. J’ai eu de la chance avec ça… Chance ou pas d’ailleurs, ptet que j’ai été aussi, moi, malin pour ne pas laisser trop de traces… Les deux sont liés.
H
Faire du graffiti, c’est se mettre en jeu forcément ?
K
Se mettre en avant tu veux dire ?
H
Se mettre en avant et à la fois prendre des risques.
K
Carrément, prendre des risques, j’ai toujours été attiré par les sports extrêmes et j’aime bien l’art donc la pratique du graffiti collait vraiment à ce que j’étais à l’époque où j’ai commencé. C’est à dire, y’a ce côté en mouvement, exploration -quand t’es môme et que t‘habites à Paname, c’est ouf- donc par le biais du graff, tu peux vraiment kiffer, du coup, tu découvres la ville autrement, ça devient ton terrain de jeu, donc c’est cool de pouvoir s’approprier des lieux, de rentrer un peu partout… Y’a tellement de trucs à ouvrir à Paris parce que c’est une grande ville et que y’a tellement de trucs cachés, que le graff t’ouvre une vision de Paris qui est assez incroyable. Quand t’es un peu curieux, le graffiti t’ouvre des portes de ouf et si t’es un peu sportif aussi et un peu vivant, c’est mortel, c’est une bonne pratique. Y’a l’art, le côté un peu sport, le côté découverte, donc c’est cool. Après, tu te mets à la photo, tu prends des photos, c’est chanmé.
Après se mettre en avant, c’est pas ce que j’me suis dit consciemment, au début, j’étais pas dans ce délire d’égotrip mais…(il marque une pause) finalement quand même, tu te choisis un nom, tu le mets partout…
H
C’est un délire double ? Ceux qui disent qui le font que pour eux manque le coche vu qu’ils le mettent à l’extérieur, non ?
K
… c’est clair, t’as envie que les gens le voient…
H
… que ce soit au sein des graffeurs mais aussi du grand public…
K
…le graffiti n’existerait pas s’il n’y avait pas de pratiquants, ça veut dire que si t’es le seul graffeur, ça intéresse personne. Tu fais du graff parce que y’a de l’intérêt pour ça. Donc, tu le fais forcément pour les autres. Même si y’a ta part aussi, quant tu prends ta caisse ou le métro et que tu vois tes graffs, tu prends ton pied, mais t’as envie que ce soit vu. Tu trouves des spots exprès pour que ce soit vu par le plus grand nombre possible. Tu trouves des toits de ouf pour que tout le monde puisse capter que t’as fait un truc de ouf là-haut donc, c’est aussi, « regardez, j’existe ». Une espèce de truc pour s’affirmer aussi.
H
J’apprécie plutôt le boulot des PAL sur rideaux de fer, et notamment le délire « toiles sur stores », l’idée de faire sortir « l’art » en dehors des espaces classiques d’exposition à savoir les musées et les galeries ; selon toi, le futur se trouve-t-il en dehors de ces lieux ?
K
Ouais, suffit de voir l’engouement qu’il y a pour le street-art –ce mot qui me donne envie de vomir- et l’impact qu’il a aujourd’hui… c’est sûr que ça fait partie d’UN avenir, y’aura toujours des galeries, mais l’art de rue a pris une ampleur de ouf et ça, c’est grâce au graffiti, y’a pas à chier. Alors voilà, ils font des trucs jolis, genre des chiens en pochoirs, mais ils peuvent pas retirer aux graffeurs ce qu’ils ont apporté. Et aujourd’hui, tous les mecs qui se réclament de la rue, du street-art mon cul –parce que j’aime pas ça personnellement- on leur donne des droits, de poser sur des murs… Bref, ça me véner. Toujours est-il que c’est clair que y’a de l’avenir pour l’art dans la rue, l’avenir ne sera pas que ça mais ça va s’exporter, c’est clair. Notamment parce que les gens sont de plus en plus amenés à vivre dans les villes donc la concentration des gens et d’artistes va faire que ça va pulluler partout, de plus en plus je pense…
Mais la pratique des stores comme des toiles, c’est par souci de simplicité. Au départ, les stores qu’on a faits et pour lesquels on a trouvé ce système : dans les faits, ça s’est traduit par des rouleaux de peinture, au lieu de te faire chier avec une bombe à remplir, tu prends un rouleau, tu peins, t’es moins cramé, tu mets un bleu de travail, tu peins toute la devanture, donc tu passes pour un travailleur, tu repeins tout, donc déjà dans la rue, personne te les brise et à la fin, une fois que t’as fait ton carré d’une couleur, blanc ou autre, tu passes à la bombe dans ton contour et tu travailles à l’intérieur. Au final, ça va plus vite, c’est moins reuch, tu peux prendre plus de surface, t’es moins cramé et t’as un rendu qui est patate.
H
Donc la bombe est dénigrée d’une certaine façon par rapport au pinceau ou au rouleau?
K
Bah, elle le restera toujours parce que c’est encore un outil un peu bâtard, y compris du fait de son nom propre. Finalement, c’est plus utilisé pour des effets que réellement comme outil premier. Alors, on va l’utiliser pour faire des petits dégradés, bidule… mais c’est pas encore un noble instrument.
Pour autant, quand je me mets à la peinture, y’a plus de possibilités que le pinceau, c’est indéniable. C’est pas le même rapport… après la bombe peut aller partout, partout, partout et ça c’est mortel, donc c’est l’outil parfait pour la ville. Parce que le pinceau c’est bien pour les toiles en soi, ensuite, utiliser un pinceau sur un mur en crépi ou un mur pourri, c’est mort. C’est juste que c’est l’outil qui correspond à la pratique. Et puis ça va vite, tu remplis des grandes surfaces en peu de temps, des métros, parce que ça a commencé à New-York sur les métros quand même donc la bombe est faite pour ça.
H
Disons que y’a eu un bon détournement…
K
…voilà !
H
Un truc insolite que t’aies taggué/graffé ?
K
Rien qui vienne comme ça… Ah si j’ai taggué des pierres dans le désert de Jordanie mais bon, c’est pas bien…
H
Donc, pas de tags sur les arbres non plus ?
K
Ah si, j’en ai fait, mais bourré. Y’a quand même une espèce de semi-petit respect pour la nature… C’est un délire inconscient, parce que t’habites en ville, donc t’es un peu véner du bitume, t’as ptet envie de vacances et de voir du vert, c’est ptet un peu un côté rêveur, le côté végétation à Paris qui te fait prendre conscience que t’es pas seulement en ville et que la nature existe et que t’as un respect plus marqué pour la nature que pour le béton.
H
Récemment, la ville de Paris a fait disparaître les cabines téléphoniques, la rue et ses formes, son architecture, ce sont des choses auxquelles t’es sensible ?
K
Carrément. C’est ce qui fait une ville, son architecture. Paris, c’est une ville de ouf, magnifique. Moi qui ai voyagé pas mal, j’aime bien les grandes villes déjà ; qu’elles soient futuristes ou anciennes. Ca me fait halluciner de voir ce que l’homme peut créer. Je m’intéresse vachement à l’architecture, l’Égypte, les Mayas, les Aztèques, je suis un grand fan des constructions et civilisations antiques aussi. Donc, j’adore ça. Même si chui aussi attiré par la nature, chui quand même citadin. Et chui hyper-fasciné par ce que l’homme peut créer. Et les villes sont des chefs-d’œuvre des hommes. Paris, Rome, tu vois une histoire en plus, quand tu te balades. Tu sens les autres époques, la Révolution Française, c’est de l’histoire en pierres empilées. Rome est à mettre au même niveau que Paris selon moi, voire même plus parce que y’a plus de sites archéologiques, plus dehors, plus vieux. Ca, c’est mon trip. A l’école primaire, quand on me demandait ce que je voulais être, je disais archéologue !
H
Dans un sens, t’as pris un chemin détourné pour y arriver alors !
K
D’une certaine façon, oui. Quand je te parle de découverte, des catacombes, des toits parisiens, c’est une façon d’explorer et de voir ce qui a pu être fait par les constructeurs, les bâtisseurs. Chui donc qu’archéologue amateur, mais dans ma démarche du graffiti, y’a une grosse part de découverte, d’exploration. Et ce côté rentre vachement en compte dans ma pratique du graff. Et il me procure vachement de plaisir aussi… dans cette pratique-là. Ca fait partie intégrante du truc, elles sont intimement liées. Ca, c’est mon côté archéologue.
H
Partons dans une direction un peu philosophique du truc…
Le fait qu’un taf/graff soit rapidement effacé, le côté éphémère, est-ce que c’est accepter une certaine absurdité de la vie qui va à l’encontre de ce désir d’immortalité de l’homme ?
K
J’y ai jamais vraiment réfléchi mais euh… perso, je m’intéresse au bouddhisme et à la vacuité. Pas forcément le bouddhisme dans tout ce qu’il est, dans tous les préceptes, mais la philosophie du bouddhisme me parle. J’aime bien. Et y’a une notion de la vacuité, que chaque chose disparaît, y’a une intemporalité dans les choses. Tout est mouvant et tout change. Donc, si je passe par le bouddhisme, y’a une logique des choses qui ne restent pas dans le temps… et donc ptet d’accepter…
H
… ce qui me fait embrayer sur cette question du nom et du prénom, deux marqueurs qui t’identifient à vie, à de rares exceptions près…
K
…à moins d’avoir un nom arabe…
H
… oui, tout dépend ce que tu souhaites effectivement. Dans le graffiti, y’a évidemment le choix du blaze, est-ce que ce serait pas une certaine forme de réincarnation ?
K
Mmmmh, est-ce qu’on peut parler de réincarnation ??? De double vie plutôt… c’est pas facile d’exister dans ce monde de ouf, on vit dans un monde hyper-individualiste où il y a de la compèt’… Et toi, pour peu que tu sois dans une autre philosophie de vie, que tu cherches d’autres choses, ptet que le graffiti te permet d’être ce personnage-là et d’exister autrement dans un monde où toi, tu te sens pas forcément représenté ou bien t’as pas forcément envie d’exister dans ce monde-là, et ça va être ton second, ton second toi, une sorte de seconde chance et même plus que ça… étant donné que tu peux pas être juste ce second personnage, et si tu veux arriver à conjuguer les deux, ça peut ne pas être mal, c’est une manière d’exister autrement… dans un monde où tu dois rendre un minimum de comptes, donc tu peux pas être que ça donc c’est deux parties de toi.
H
En graphologie, on suppose que l’écriture manuscrite et la forme qu’elle revêt -donc par extension la pratique du writing– reflète des caractéristiques psychologiques propres à chacun, t’es d’accord avec ça ?
K
Clairement, ça va refléter mon humeur, ma manière d’être… tout à l’heure, je parlais de la partie maîtrise dans le tag donc t’es pas censé forcément de te laisser aller à ton freestyle absolu… tu peux aussi partir du principe que y’a une maîtrise dans ton art, si on considère le graffiti comme un art ou le tag, que je considère comme un art, c’est de la calligraphie. Et dans la calligraphie, toute cette notion de capacité de concentration, de maîtrise de soi, elle rentre vachement en compte. Après, y’en a qui vont dire, « non, moi le graffiti, quand chui bourré, ça se voit », quand t’es bourré, ça se voit forcément vu que t’es plus vraiment toi, donc là tu vas te lâcher autrement et on va voir que t’es fonce-dé. Mais, au naturel, il faut être censé avoir une certaine maîtrise des choses dans la vie en général, donc le tag peut aussi rester maîtrisé et on est pas obligé de sentir ton humeur dedans.
H
…donc il y a une partie fluctuante, qui varie…
K
Oui, en partie. Personnellement, chui pas pour la fluctuation des choses en fait, je trouve que dans la vie, on se doit de se maîtriser. Plus je vieillis et plus je prends en compte la maîtrise de soi et au contraire ne pas se laisser aller à ses différentes émotions. Etre trop heureux, trop triste, trop machin, c’est un truc qui me gave, j’estime qu’il faut savoir se maîtriser un peu dans la vie pour éviter de se laisser embarquer…
H
…ça correspond à ta philosophie de la régularité ? Ta vision sur le long terme ?
K
Oui, aussi, et puis y’a une notion de bien-être, les émotions trop fortes ou trop tristes, ça reste des émotions qui vont forcément te mettre bien. Le bonheur suit la tristesse et ainsi de suite –je vis des choses, hein- mais ce sont des émotions qu’il faut davantage canaliser, que y’ait une plus grande maîtrise de soi… dans chaque domaine. Dans la vie en générale, faut savoir se maîtriser. Faut méditer…
H
Tonton Bouddha, si tu nous entends…
(Rires.)
K
… je déconne par rapport à Bouddha, mais c’est lui qui a ouvert quelques portes, mais que tu retrouves dans pleins de trucs, la philosophie, même grecque… mais toujours est-il que je trouve que la maîtrise de soi, c’est important… Pour son bien-être personnel, hein, si on se maîtrise pas, on se laisse trop aller à des sentiments qui nous dépassent.
H
Ecrire à la main, n’est-ce pas aussi résister aux claviers et aux écrans à notre époque ?
K
J’écris peu en fait…
H
… dans le gueta, j’entends…
K
…je sais pas. Quand j’ai commencé, j’étais vraiment pas dans l’ordi et en même temps, quand j’ai commencé, y’avait pas ce rapport à l’écran, donc je sais pas si c’est lié. Pour autant, le côté maîtrise, on le retrouve, concentration, prendre son temps, écrire, ça demande une capacité de concentration, c’est particulier. C’est un geste aussi. Une maîtrise de la main, de l’écrit. C’est de l’art en fait. C’est une pratique manuelle et du coup, c’est hyper important finalement, l’écriture. Pour autant, on est dans un monde qui tend pas vers ça, y’aura cette pratique-là, mais elle sera ptet devenue plus… pas exactement à contre-courant, mais comme un art peut-être. Y’aura plus d’utilité, vu que y’aura les écrans, donc les gens qui décideront d’écrire auront décidé de se mettre à l’écriture manuscrite parce qu’ils se seront rendus compte des bienfaits de l’écriture, mais ce sera pas un truc que tu devras faire forcément.
Même des trucs comme le « sign painting », le côté faire des devantures à la main, à la peinture, etc. il y a un petit retour mais ça reste minime, marginal. Ca vient de la part de gens qui ont du « bon goût », qui ont envie de voir un truc bien fait, un ouvrage, un métier d’art, un truc d’artisan, mais c’est clair qu’on tend pas vers ça. C’est certain que t’en auras qui continueront, mais dans un futur proche voire plus que proche, ptet qu’on écrira même plus ; on parlera, ça s’écrira, comme ça se fait sur ces putains de téléphones. Comme quand tu veux envoyer un message et que tu le dictes… On va devenir des loques sous réalité augmentée. (Rires.)
H
Dernière question : le graffiti, est-ce une forme d’utopie du quotidien, une hétérotopie ? Par exemple par rapport aux notions de propriété privée ou publiques qui sont mises à mal par la culture graffiti.
K
C’est chaud à appréhender comme question… Par le graffiti, je me sens libre. La liberté est une notion qui m’est hyper-chère donc être libre, me concernant, c’est la base. Libre de pouvoir penser, libre de prendre le temps, à tout points de vue. Et le graffiti m’a permis de me donner des libertés et d’apprendre ce que c’est que de devenir libre en fait et aussi de ne pas l’être, mais il faut savoir se ménager des libertés. Dans les limites de l’homme hein ! « Tu ne tueras point », y’a des trucs qui faut pas faire. Mais dans cette société où on est de plus en plus enfermée dans un milliard de trucs qui nous les brisent toute la journée, on a l’impression de devoir faire des choses qui n’ont aucun sens finalement, et tu te retrouves au quotidien à faire 10 milliards de trucs, qui te sont en réalité imposées et qui dans le fond, ne servent ni à la société, ni à toi, ni au monde, ni au bienfait de l’humanité… à rien. Et ça t’est imposé parce que tu manques d’ouverture ou tu te donnes pas de liberté ou bien tu as oublié en fait que t’étais libre. Et dans cette pseudo-liberté, y’a tellement de libertés que tout est permis, j’trouve. Du coup, parfois, je trouve ça trop libre. A la télé par exemple, je serais plus radical, j’agirais presque comme une censure, de façon tyrannique. Parce que tu donnes des libertés à des gens qui n’ont pas la capacité de les utiliser à bon escient, les saisir.
Mais en même temps, j’abuse, parce que je me pose comme juge en disant ça. Mais clairement, je trouve qu’on donne trop de libertés à tout le monde. Aujourd’hui sous prétexte de lois ou de gros sous, tout passe, c’est le pouvoir au fric. T’as de la thune, t’en fais de la merde, ça passe. Y’a des milliards de choses qui tiennent pas la route, parce que c’est trop libertaire et que les gens sont pas suffisamment éduqués à cette liberté, donc ils l’utilisent à mauvais escient. Mais on est un peu parti loin de ta question-là…
Ce qui est sûr, c’est que le graffiti va te permettre de penser différemment. Donc déjà de penser, ce qui est en soi est déjà pas mal, y’a beaucoup de gens qui foncent droit dans le mur et qui ouvrent jamais les yeux, c’est horrible, mais c’est pas de leur faute. Ils ont pas le temps. L’utopie, faut déjà avoir le temps d’y penser.
H
C’était plus par rapport à la propriété privée/publique, c’est à dire que dans la rue, du sol à la hauteur de ton bras, c’est qu’une seule page blanche.
K
En même temps, c’est vrai que les petites gens qui galèrent à acheter leur petit pavillon et c’est toute leur vie, ils y sont accrochés, du coup tu leur niques leur truc, ils sont dégoûtés. Personnellement, en soi, je m’en fous, ça change pas les choses, faudrait juste y aller ptet un peu plus en douceur… avec une fresque par exemple…
H
…ou un tag rose ? (Rires.)
K
Ouais, avec un tag rose. (Rires.)
Une réflexion sur « CoolKeno 1 »