Entretien avec « Cyanurz », coauteur du livre Spotter
Hélaire:
Une bonne session de « spotting« , ça se résume à quoi ?
Cyanurz:
Quand tu vois des belles pièces et que t’as réussi tes photos. Et d’ailleurs même si tu vois des belles pièces avec des photos ratées, ça le fait aussi. Evidemment la base, c’est prendre des photos, mais c’est aussi voir des pièces tourner. Si j’ai commencé à prendre des photos, c’était aussi parce que j’avais envie de voir des pièces. C’est l’intention qui donne la raison on va dire.
H:
Donc pas de focale automatique, du moins à la fin ?
C:
Au tout début, j’ai un peu fait au téléphone, c’est comme ça que je me suis remis dedans. Puis, j’ai eu un petit compact ou je faisais quasiment tout en auto, parce que c’est pas pratique avec ce genre d’appareil et après, j’ai ressorti un Réflex vieux de quinze ans et là-dessus, tu fais en manuel. C’était surtout pour l’extérieur, vraiment cool le Réflex, au téléobjectif pour les photos de la 6. J’en ai fait beaucoup avec. Et j’en ai faits aussi en intérieur, avec un objectif grand angle .
H:
C’était pas trop dur en intérieur ? Notamment en termes de luminosité.
C:
Si, en intérieur, c’est super dur, notamment avec le teint un peu jaunâtre des stations qui aide pas, et surtout sur le grand angle, c’est le réglage de la focale qui est super dur, mais là on est dans le délire de la photo pure, quoi. Peu importe l’objet, si c’est mal réglé, ta photo va être ratée.
H:
T’as donc affiné ta pratique de la photo que ce soit en termes d’appareil ou de réglages au fur et à mesure finalement ?
C:
Tout à fait. J’avais déjà une petite base, mais vraiment très amateure, même pas éclairée. Genre des photos de vacances, etc. Ce qui est clair, c’est que le délire de me balader avec un ou deux appareils photo sur moi, c’est le spotting qui m’a mis là-dedans. A l’origine, y’avait pas la finalité du print. Donc je shootais pour garder une trace et c’est aussi ce truc-là qui est revenu. J’ai pas cherché à spotter pour spotter, c’est juste que y’avait des peintures qui passaient donc j’me suis dit que ce serait vraiment dommage de pas garder une petite trace, même avec l’appareil du téléphone. Et après, c’est de l’engrainage, donc tu passes au compact, tu prends des photos un peu plus cools, t’es content. Après, tu fais un test d’impression et tu vois que en A4, ça rend super bien…
Au début, j’ai beaucoup imprimé ce que je prenais au compact, du fait du volume de photos qui était pas encore énorme, donc ça pouvait suivre. Je prenais des photos, j’allais dans un truc de repro’ tenus par des indiens, donc ça me coûtait que dalle. Je faisais mes petits prints, j’étais content. J’en offrais aux copains. Je mettais ça sous cadre.
H:
A Bercy, ça t’es arrivé de cadrer grâce aux lampadaires du pont ?
C:
Tu peux les utiliser, mais en fait, un moment j’me disais « si y’a pas de lampadaires, la photo est mieux » mais parfois, quand y’a un lampadaire, ça rajoute un élément. Evidemment, quand il est en plein milieu de la pièce, c’est relou. Mais ça peut quand même passer. Y’a pas vraiment de règles. Mais en termes de cadrage, j’me mets en 70-75mm avec le téléobjectif et de là, je peux shooter le wagon comme j’ai envie de le shooter. A Bercy, le spot est cool, y’a un petit support, tu peux poser tes affaires. C’est trop bien, limite fait pour ! Depuis la passerelle, j’mets le zoom à fond ; et ça bouge, c’est pas évident de là-bas. Après, quand il fait beau, franchement, les photos elles tuent. Je l’ai pas fait assez, mais je vais me refaire des sessions que de là-bas, pour avoir la photo carte postale quoi. Bon après, si t’es chaud, t’investis sur encore plus de zoom.

H:
Vous avez retouché un peu les photos ou bien, c’était la qualité « originale » de la photo qui primait et que vous avez cherché à rendre ?
C:
Y’a eu de petits recadrages de photos, notamment sur les double-pages. Après, au niveau de l’image pure, je suis pas certain, on en a discuté avec Death Vallée (coauteur du livre, n.d.l.r.) et je pense que ça se voit aussi, y’a des photos qui sont un peu plus sombres, d’autres bien lumineuses. J’pense que les photos sont brutes par contre. C’est un choix, histoire de garder le jus du truc.
H:
Le réseau parisien est vaste- seize lignes de métro-, pourquoi s’être focalisé uniquement sur les lignes 3, 6 et 7 ?
C:
J’aime bien garder la démarche « que ca vienne à moi » plus que je ne creuse le truc. Mis à part la 6, qui n’est pas du tout une ligne de mon trajet quotidien, les deux autres lignes, je les emprunte vraiment tous les jours. Je voulais garder ce côté spontané, ultra-spontané. Et la 6, c’est après en avoir entendu parler, vu de l’extérieur, des gens que je croise, mes copains, etc. A un moment, fallait aller voir et la 6, c’est unique ce qu’il y a eu. J’crois que y’a eu une vague dans ce style y’a deux-trois ans, mais de ce que j’ai vu pas d’une telle ampleur, quand tu vois passer les graffs trois, quatre, cinq, six fois. Le volume était complètement dingo. A un moment, si t’es intéressé par le sujet ou par cette culture, t’es obligé d’aller voir. Pour moi, la peinture sur mur, c’est cool, mais la peinture sur trains, c’est un autre niveau encore. Je sais que ca tourne sur d’autres lignes aussi hein, mais la 6 a ce côté aérien et puis faire des photos en extérieur au téléobjectif sur un truc en mouvement, c’est assez cool. Y’a une satisfaction derrière quand la photo est bien réussie. J’ai tout fait appareil en main, pas au trépied. Pour moi, une photo bien réussie, c’est arriver à prendre le wagon bien cadré naturellement. Ce que je cherche, c’est le wagon complet, bien cadré, bien aligné, bien sur la photo. C’est ça que je voulais bosser et quand t’arrives à shooter proprement les cinq wagons qui passent, franchement, les quelques fois où c’est arrivé, c’est vraiment cool.
H:
T’as une ligne de métro préférée à Paris ?
C:
J’crois pas avoir une ligne préférée. J’aime bien les trains, les modèles de train. Je vais pas pousser le vice jusqu’à connaître les numéros de série par cœur comme certains. J’connais un peu les modèles de métro on va dire. Les MP73, MF77 etc. Ce qui m’a marqué quand j’étais petit, c’était les photos de New-York avec les modèles très particuliers de NYC, c’est ce truc-là qui m’a choqué avec la peinture dessus et on retrouve encore un peu ça à Paris avec les anciens modèles. C’est clair que la 6 en extérieur, c’est joli, avec les ponts et tout, c’est trop bien. Pour autant, le modèle de la 7, je le trouve super beau, y’a un truc avec ce train octogonal bizarre.
H:
T’évoques le partage de certaines « techniques » de spotting, tu peux donner un ou deux exemples ?
C:
Tu peux utiliser l’application CityMapper. Tu te mets un trajet ligne 6 d’un point A à un point B devant lequel les métros vont devoir passer pour avoir le timing du prochain métro à Quai de la Gare et à Bercy. Et l’appli’ te dit quand y’a un train, donc tu peux te réveiller et ça marche hyper bien. Et c’est aussi un truc qui est pratique parce que quand tu vois que le rythme des métros diminue, par exemple à l’heure du dej’, tu te casses. Donc, ça m’a bien aidé.
Sinon, quand tu mattes un peu les infos de ta photo, t’as le réglage du téléobj’ qui est sur la photo, donc c’est comme ça que tu peux connaître ton cadrage. Même si je l’ai pas en live, je le sais qu’après, c’est un marqueur et ça marche super bien aussi. Et quand un métro arrive, je me mets en 70 ou 75 mm et comme ça, j’ai pas besoin de changer la bague. C’est l’expérience qui parle, t’en viens à prendre des réflexes comme ça. Un téléobjectif 400 mm, c’est 1000 euros, donc ca commence à devenir sérieux. Mon boîtier coûte 200 balles en comparaison. Sur du matos d’occas’, tu peux avoir des trucs très très corrects. Après, si t’es à fond dans le délire…

H:
T’as un panel/peinture préféré, parmi ceux que t’as pris en photo ? Outre celui qui trône dans ton salon.
C:
Celui-là forcément, je l’aime beaucoup. J’aime bien le côté quali, le côté wholecar. J’aime bien la photo aussi. J’aimais bien le « DIMER » sur la 7. J’aime bien le côté coloré, end to end. Quand je l’ai vu, il m’a vraiment choqué. Mais, y’en a beaucoup qui sont même pas dans le bouquin, parce que c’était un peu 2020 ou parce que c’est des photos ratées. J’aborde un peu les pièces qui passent et que j’ai ratées. Tout n’est pas dans le bouquin sur l’année 2019. Mais parce que le cadrage était pas bon, ou bien la photo était ratée ou autre, une photo apparaît pas dans le bouquin…

H:
Y’a des spotters qui apparaissent physiquement dans le livre ou des potes ?
C:
On s’est posé la question, mais non au final. Si jamais y’avait dû y avoir des gens, ils auraient été hors graff. On a un peu regretté les private jokes avec quelques tronches … Je t’avoue avec quelques potes… on s’est dit : on aurait pu taper le vice de mettre des gens qu’on connaissait. Mais le délire du graffiti, je suis pas dedans, même si je connais encore deux-trois mecs qui peignent. Et tous mes potes qui sont pas du tout dans cette culture-là comprenaient pas trop… Ils me disaient : « mais, mec ! qu’est-ce que tu fais ?! » Par exemple, le pote qui shoote la couverture, c’est un gars qui a rien à voir avec le truc, même si on est dans le délire du hip-hop, un délire de mecs des années 90, donc forcément ça nous parle… Lui est venu une fois ou deux avec moi, parce que j’lui avais dit, « mec faut que tu viennes voir, franchement c’est fou, quoi ». Et il est venu une ou deux fois sur la 6 et il a kiffé le délire. Je shootais à l’appareil, lui prenait des vidéos, on se tapait un bon délire. On s’est posé la question de savoir si on faisait une couverture avec une mosaïque à la Subway Art. Et puis, finalement, on en a rediscuté avec Death Vallée et on trouvait cette photo super cool. Et de tout le livre, c’est la seule photo que j’ai pas prise. Et c’est chouette pour mon pote que ce soit cette photo qu’on ait pris pour la couv’. On en rigole avec lui parce qu’il l’a prise comme ça, pendant qu’on se tapait des barres au soleil. Et finalement, ça fait la couv’ d’un book, donc franchement, c’est trop cool. Y’a ce côté anecdote qui va avec.
H:
Y’a des détails marrant, genre le gars qui fait un dab par ex…
C:
Ouais, c’est un p’tit qui m’a vu et sur le moment, j’l’avais pas vu. Et c’est après en mattant la photo, parce que en fait sur le moment, je comprenais pas pourquoi ils rigolaient… Et moi, je shootais la pièce normal quoi. Et en fait, après, j’ai vu qu’il a tapé le dab.
H:
T’abordes la question des réactions des gens quand tu prends des photos et notamment des conducteurs où y’a deux écoles, ceux qui sont ok avec les graffs et au contraire ceux qui n’aiment pas ça… T’as des gens qui sont venus te demander ce que tu faisais spontanément autrement ?
C:
C’est une question de mentalité, j’pense. J’peux comprendre qu’un conducteur ait pas envie d’être pris en photo. J’essaie de faire attention quand même. Mais même une photo où y’a des gens… si y’a un mec qui fait vraiment une tête chelou sur la photo, pour moi elle est ratée. Une photo de gens réussie pour moi, c’est une photo où personne ne regarde l’objectif. Y’en a quelques-unes des comme ça. Ca pour moi, c’est bon, c’est validé. Quand quelqu’un regarde, si c’est une personne ou deux, ça passe. Y’en a une ou deux comme ça, notamment avec une nana. Ca passe aussi parce que y’a le côté surprise.
Sinon que les gens viennent me parler, c’est arrivé hyper rarement, deux-trois fois pas plus. Les gens comprennent pas trop en fait. T’es là, tu prends des photos. Et puis, ils sont dans leur délire, ils rentrent chez eux, ils commutent. Ils s’en foutent de toi, quoi, tu vois. Ca m’est arrivé de capter les mecs qui sont dans le truc sur les quais par contre. Pour autant, j’aime bien être discret.
H:
T’aimes pas le côté intrusif…
C:
… on en a parlé d’ailleurs en off avec Death Vallée. Y’a des gens que tu reconnais clairement, donc vu l’époque, la privacy, c’est quand même important. Où ça commence et où ça s’arrête, je pourrais pas te répondre.
H:
T’estimes que y’a eu un tournant décisif dans la création du bouquin ?
C:
C’est mon pote qui a poussé l’idée après une discussion, vu qu’il est là-dedans, dans l’édition de bouquins. Il m’a dit : « mec, tes photos tuent, y’a trop de panels, ça tue, arrête de poster » (N.d.l.r. sur Instagram)… Pour Death Vallée, c’était important que ce soit pas qu’un livre de photos et c’est lui qui a poussé ce concept-là pour que des textes viennent compléter les photos et diversifier la lecture globale de l’ouvrage. On a un peu regretté de pas pousser le truc plus loin en termes de textes. S’élever de la photo ou du graffiti en tant que tel et voir tout ce qu’il y a derrière, à savoir le fait d’attendre les trains, de rester à un endroit pour voir passer des graffitis, documenter ça. Aborder tout l’écosystème de gens qui prennent des photos sans faire de peintures, les gens qui font des peintures ET prennent des photos, t’as aussi les mecs qui font pas de photos et qui mattent les graffs. T’as un peu toutes les vibes dans ce truc et faut les respecter. Ca reste qu’on le veuille ou non une culture underground sans jeu de mot avec le métro ! Ca reste un truc très très underground, même si le street-art a pignon sur rue maintenant.
H:
Pour ce qui est des photos sur Insta’ ou sur le Net de façon générale, t’as peut-être pas non plus envie de voir tes photos tomber quasiment dans le domaine public non plus…
C:
Y’a plusieurs trucs… Le fait de les garder pour soi, c’est clair que c’est important. D’ailleurs, ces photos, c’est aussi de l’archivage perso. Pour les métros, je sais que y’a des mecs qui veulent pas que leurs photos tournent. J’ai posté les photos des touristes, s’il est français, je vais pas me poser la question, s’il est parisien par contre, probablement que je posterais pas. Et ça, c’est aussi une question de connaissance du milieu, parce que ça reste de la peinture illégale, faut respecter ça. Je crois que l’important, c’est de ne pas poster de manière frénétique et faire attention à ce que tu postes. Mais ça c’est le support et la nature de la photo qui veut ça. T’as pas cette réflexion-là quand tu prends des photos de voiture sur le périph’.
H:
Justement, parlant peinture, t’as été jusqu’à faire du roulant ?
C:
Oui, un petit peu. Quand je matte des panels, je retrouve probablement une part des sensations qu’on avait à l’époque quand on spottait pour matter nos pièces. Y’a ce côté où tu mattes des pièces quoi. Mais j’ai fait beaucoup plus de spotting là, que quand je faisais de la peinture.
H:
T’aimes encore peindre ou plus du tout ?
C:
Non, j’suis plus du tout dedans. La dernière fois que j’ai fait un graff, c’était y’a 5-6 ans, en terrain. Mais à un moment, soit tu lâches tout et tu vas dedans, même si les mecs autour de moi, le faisaient, moi j’ai pas eu envie. J’avais mon taf qui commençait à être sérieux. Et ayant quand même un peu foiré mes études, j’ai eu la chance de trouver quelque chose de bien, à un moment, j’ai été pragmatique. Pour autant, parfois, j’me demande si tu peux faire du spotting en ayant jamais jamais peint.. peut-être que y’en a. Y’a aussi une certaine logique, ça peut pas tomber du ciel non plus. Y’a peut-être aussi un truc qui m’est revenu, de prendre des photos telles que j’aurais aimé les voir. Y’a ce truc un peu bizarre de vouloir écrire ma part de l’histoire, garder une trace même si à l’origine il était pas question de bouquin. A la base, c’était vraiment shooter pour shooter. Faire du stock, partager aux copains.
H:
Revenons-en au spotting, lors de tes sessions, qu’est-ce qui faisait que tu arrêtais ?
C:
La nuit. Même si j’ai tenté de shooter de nuit, franchement c’est super dur. J’aurai peut-être dû persister. J’aurai bien aimé réussir à faire des shoots de nuit. Je pense que j’essaierai un de ces quatre.
H:
Comment t’envisages le truc, surtout quand le soleil se couche ?
C:
Je pense que tu galères. Tu vas en rater plein et t’en auras peut-être une qui sera belle. Peut-être. Pour autant, je pense que c’est faisable. Tu peux réussir à avoir une pièce nette de nuit. J’te le dis, parce que j’ai déjà eu un métro net de nuit. Avec une bonne config’, je pense c’est possible et vu que c’est pas très commun, ça pourrait être cool. C’est aussi une façon de se démarquer dans ta façon de shooter.
H:
Donc, ce serait une sorte de challenge si je te suis bien, y’a d’autres choses que tu voudrais essayer ?
C:
Faire une session de nuit donc, voir comment et si ça rend. Et sinon continuer de shooter, mais là, vu qu’on a sorti le book, je serais peut-être un peu moins dans le truc monomaniaque de se dire, je veux toutes les pièces qui tournent. Peut-être se concentrer sur de la vraie belle photo, bien bien zoomée. C’est cool d’avoir une belle photo bien centrée sur le wagon comme dans les livres américains, mais quand t’es vraiment sur la pièce, tu peux arriver à shooter des visages de gens, ce qui est cool aussi, y’en a quelques-unes comme ça dans le livre. Et la pièce ressort beaucoup mieux qu’en station je trouve. J’me l’explique pas vraiment, c’est peut-être le fait que ce soit en mouvement, ou que y’ait plus de lumière. Mais je trouve les photos beaucoup plus belles en extérieur sur les ponts, c’est dingue.
H:
Si je te suis bien, du fait du caractère nécessairement éphémère des pièces, on sent que y’a aussi une urgence à capter ce truc avec des échéances très courtes en matière de graff, mais aussi parce que sur la fin tu sais que tu vas devenir père et qu’en termes de disponibilité, ca va être plus difficile…
C:
Oui, ça a clairement motivé les grosses sessions que j’ai faites sur les trois-quatre derniers mois de 2019. Profiter de la disponibilité personnelle que je pouvais avoir à ce moment-là, même si j’peux encore trouver du temps pour spotter encore, c’est pas parce que t’as un gamin que ta vie est finie… Au début, c’est clair que c’est un peu compliqué, parce que tu laisses pas ta femme en galère avec un petit, c’est juste pas cool.
H:
Par rapport à ton fils, quelle sera -tu penses- ta réaction s’il suit tes pas dans la peinture?
C:
Il fera ce que bon lui semble, mais j’ai d’autres perspectives pour lui.
H:
Y’a une photo où j’ai eu l’impression que t’avais utilisé un fisheye, qui a notamment connu ses heures de gloire dans les vidéos de skate à une époque… J’me trompe ?
C:
Non, c’est le grand angle ça. Y’a aucune photo au fisheye. J’ai un peu essayé. Déjà au grand angle, tu déformes un peu. Pour autant, j’ai un objectif fisheye et j’ai fait un peu de photo de skate ou dans la street avec. Mais, je voulais tester le grand angle, ca a été un véritable choix ; je voulais essayer, voir ce que ça rendait. Et franchement… c’est super dur. Y’a plein de photos ratées, floues qui sont pas dans le bouquin et y’en a une ou deux, quand je les vois, j’suis un peu dégoûté parce que quand tu shootes t’es content, c’est bien, mais quand ta photo est ratée, tu prends la double crampe. Sur la photo en question, en plus, le métro est en train de partir, elle est bien sortie. Et franchement, c’est de la chance. Y’a une part de chance.

H:
Y’a une finalité esthétique par rapport aux photos que t’as pu prendre ?
C:
Je suis pas assez bon en photo pour me dire, je vais utiliser telle technologie pour tel train… tel objectif, parce que je veux tel rendu. J’en suis malheureusement pas à ce niveau-là de photographie. Ca reste quelque chose de spontané. J’me dis allez aujourd’hui, j’me fais une session en grand angle et on voit ce que ça rend. Prendre des cours de photo, je pense on te dégrossit beaucoup de choses, mais je pense qu’il faut que ça reste spontané et t’apprends en pratiquant, y’a pas de mystères. Mais c’est aussi en imprimant tes photos en grand, en les voyant au-delà d’un écran, que t’apprends des choses. C’est clair que quand au grand angle, t’arrives à pécho le plafond de la station, la petite lumière bleue qu’il y a comme à Gambetta que t’aurais pas eu en 35 ou 50mm; là, tu te dis c’est cool. Et à contrario, y’a des photos grand angle où tu te dis, c’aurait été mieux en 28 ou en 35mm. C’est en faisant que tu prends des réflexes. Mais c’est aussi en trouvant des spots intéressants qui rendent bien en photo, que tu te dis, là je fais cette démarche pour le shooter à cet endroit comme ça, parce que j’aurai ça, ça et ça.
H:
Donc une bonne photo se résume pas qu’à la peinture.
C:
C’est clair, c’est un ensemble de détails. Dans un premier temps, t’essaies de prendre la pièce en photo bien droite, et puis si je sais que j’ai une photo de la pièce bien réussie, je m’amuse. Y’a aussi une forme de liberté, selon que y’ait des gens sur le quai par exemple. Mais la base c’est une photo comme dans les bouquins que j’ai vus quand j’étais petit.
H:
Tu dis que t’as fait un peu de photo de skate et du skate, tu skates encore ?
C:
Depuis la naissance de mon fils, non. J’ai fait quelques photos de skate, c’est tout. Là, c’est compliqué avec le confinement, j’ai même pas été faire de photos des rues vides. De t’façon, vers chez moi, elles sont pas vides, y’a des gens. Là, avec le confinement, j’ai autant de taf, sinon plus, mais j’suis à la casa avec le kid donc c’est grave cool. Donc , j’en profite au final.
H:
C’est l’effet positif du confinement ?
C:
Je fais du spotting d’enfant ! Pour en revenir à la question du skate, j’en ai fait petit, j’ai dû arrêter vers 20 ans. Là, j’ai basculé un peu dans le délire graffiti. Et après, j’ai repris le skate vers 30 ans. Donc quasi 10 ans de pause. Et là, j’en refait depuis six-sept ans. C’est clair que quand t’en refait a 35 piges, c’est plus pareil qu’ à 15 piges. Mais on s’est fait une petite clique de trentenaires-quarantenaires qui font du skate. On était super déterminés, je m’y suis remis à fond. Et ça me permet de faire du sport, ce qui me fait du bien. Et puis tu passes du temps avec les copains, tu t’amuses solo avec ta planche, c’est assez complet, je trouve.
H:
T’as un trick préféré ?
C:
En fait, quand j’ai repris je savais même plus faire de ollie. Tout était parti. Je savais juste bien rouler sur mon skate. Faire des descentes, etc, pas de problèmes. Donc, j’ai repris à zéro quasiment et j’ai appris le switch en même temps. C’est un peu bizarre, mais j’essaie d’être aussi bon en normal qu’en switch. Je fais du flat, mais je suis vraiment pas fort et vu que j’me suis beaucoup blessé aussi… J’me suis fracturé le gros doigt de pied, des entorses aux poignets, aux chevilles, fêlé le coccyx sur un flip alors que c’était une figure que je maîtrisais bien… Et du coup, c’est mort maintenant, grosse barrière psychologique sur le flip. Et là, c’est vraiment la double frustration, parce que tu sais que tu maîtrises le truc, mais que ça peut ne pas pardonner. C’était après une session de 4 heures de skate, donc très fatigué, tu retombes sur le cul et là, c’est deux mois d’enfer, mais pas de regrets. Maintenant, j’me fais des petits grinds en switch, je kiffe.
Y’a un truc assez proche entre le skate et le graff, tu mets ce que t’as envie de mettre dedans et tu fais un peu ce que t’as envie. C’est une initiative personnelle, ou collective, y’a une forme de liberté qui est assez similaire. Tu peux aussi avoir des amendes en faisant du skate, juste parce que tu skates sur un trottoir, beaucoup moins maintenant, mais y’avait quand même un côté illégal à une certaine époque. Les spots qu’on faisait pas mal, c’était les curbs d’Oberkampf, le boulevard Richard Lenoir, j’devais avoir 16 ans. Et c’est un peu comme dans le graff, on a pu faire les bassins de la Tour Eiffel l’été 96 ou 97 qui étaient vides et ça, c’est clairement le spot mythique, mythique, mythique. Ambiance de dingue, t’es sous la Tour Eiffel, tu fais du skate. Le Dôme, c’était magnifique aussi, niveau archi… Le marbre était nickel. Du skate plein soleil.
H:
Aujourd’hui, tu skates où ?
C:
En banlieue. Ils ont construit plein de skateparks un peu partout, donc plusieurs comme ça. Ca m’arrive de passer à République, mais j’suis très vieux et les jeunes sont très forts, mais la place de la République est cool pour ça et ça aurait été bien qu’on l’ait à l’époque, plutôt que de mettre des amendes et foutre des anti-skates partout. On voit clairement le changement de mentalité et c’est bien que y’ait plein de mecs… et de meufs – parce que y’a plein de nanas aussi- puissent skater comme ça à Répu.
H:
T’as des souvenirs de choses hip-hop à la Tour Eiffel et au Trocadéro d’ailleurs ?
C:
Non, j’étais trop petit. Les trucs dont je me rappelle par contre, c’était les punks aux Halles. Je devais avoir dix ans, fin des années 80, début 90. Moi, j’ai vraiment accroché sur la peinture, pas tellement sur la danse.
H:
Quand tu te casses le coccyx, t’as eu une période d’arrêt, ça t’a permis de sketcher ?
C:
Non, quand j’me casse le coccyx, c’était une période où j’arrête de peindre petit à petit et je skate de plus en plus, c’est venu contrebalancer ça, donc pas du tout.
Mais avant, je sketchais tout le temps. Au début tu pompes les mecs, tu prends Kapital et tu refais les sketchs. Et après, j’ai essayé de faire des lettres plus « normales », c’est à dire des « typo », moins wildstyle, le fameux truc de la simplicité. T’as envie de faire de plus en plus propre, de plus en plus clean, notamment à la fin de ma « carrière », c’était ça mon genre de délire. Mais quand je reprends le skate, je peins plus du tout, du tout, ça s’arrête un peu comme ça. L’équipe avec qui je suis se disloque un peu et chacun fait sa life. Je repars dans d’autres trucs et voilà quoi. C’est à dire que je me refais un crew de potes dans le skate. Parfois, tu croises des taggeurs actifs sur des spots de skate, je taxe une bombe, je fais un tag pour la rigolade. J’aimais beaucoup faire des tags, faire des flops. Mais j’aimais beaucoup faire du marqueur, j’adorais ça, les sauts de rail aussi.
Quand j’ai pu remarcher à peu près, sans faire de ollie ou quoi, c’est là que j’me suis mis à rouler en switch, comme un ouf. Y’a un côté cérébral, très très drôle, vu que c’est pas naturel. Ca a plutôt nourri mon skate à vrai dire et changer ma façon de skater. J’ai quand même été bosser, mais c’était hardcore, notamment la première semaine.. Tu prends un anti-inflammatoire le matin, t’arrives au taf, t’es stone. En plus, ça tombait à un mauvais moment niveau taf. Au bout de deux semaines, tu peux marcher comme un vieillard, c’est fatigant, mais c’est pas le pire. Le gros doigt de pied, c’est le pire, parce que tu peux pas marcher, pendant deux semaines t’es allongé. C’est mort. Le coccyx tu peux marcher doucement quand même. Et ça, c’est dur, arrêt maladie, tu fumes de la beuh toute la journée, parce que t’as mal. Et au bout de 15 jours, t’en as marre.
H:
A un moment dans le livre, tu dis qu’au départ pour te citer : « ça te choque que les gens se parlent et commentent », tu peux développer ?
C:
J’ai connu l’époque avant Internet ou les réseaux sociaux, et t’avais pas de retours de qui que ce soit. C’était ta peinture et toi, ta démarche, de faire des photos ou de la peinture. Là, tu lis des commentaires de gens, parfois avec leur blaze dire « ça c’est trop bien ou autre » ça m’a choqué. J’te dis ça parce qu’à d’autres époques, c’était très secret, très caché, très protégé, complètement underground. C’est pas parce que y’a plein de graffitis sur les métros que c’est facile d’aller peindre des métros. Donc, le fait de voir des commentaires sur des panels, au début ça m’a choqué. Ca a changé en fait quoi. Au départ, Insta, j’en ai rien à foutre, j’ai pas de compte Insta ou Facebook avec mes copains, parce que au final, je préfère voir mes potes qui me montrent des photos de leurs vacances ou qu’on parte en vacances ensemble plutôt que de les voir sur les réseaux. Faire la démarche d’aller sur un site pour matter les vacances de mes potes, je trouve ça chelou. Pour le coup, pour suivre des évènements, des concerts, des groupes de discussion, j’trouve ça intéressant, autrement… Insta, c’est pareil, quand j’ai fait mon compte, c’était dans une optique de partage de photos de graff, surtout la grosse session que j’avais prise y’a deux-trois ans. Je m’étais dit que j’avais un gros volume de photos, elles sont cools, que l’appareil photo du téléphone pour une appli’ de photo ça passe, donc c’était parti. Ca reste très impersonnel, je connais pas les gens ; ce côté-là me plaît du réseau social de pouvoir parler avec des gens que tu connais pas et que t’es peut-être amené à connaître finalement. Ca, je trouve ça intéressant. Par contre, de liker la photo du gamin de ton pote entre deux panels, j’trouve ça chelou.
Pour autant, à part sur Instagram, on a pas du tout communiqué sur le bouquin. Tout s’est fait via ce médium-là en fait. Et tu te rends compte que c’est quand même très très puissant. Ca a changé la vie des gens. Y’a une puissance de communication folle. Et c’est pas pour rien que y’a plein de boîtes qui utilisent à balle Google, Facebook, Insta, les trois-quarts de leur com’ est morte sans ça.
Insta’, ça te permet de voir aussi des trucs d’autres pays vu que tu choisis tes abonnements, donc si tu t’en sers de medium, plus que de finalité, c’est superpuissant. En tant que finalité, je trouve ça dommage.
H:
Est-ce que tu penses qu’aujourd’hui en 2020, vouloir créer un objet physique, ça vient marquer une résistance à la tendance à la dématérialisation à outrance qu’on connaît actuellement ? Je pense par exemple aux nombres croissants d’écrans pour faire de la pub et qui captent –via la lumière dégagée- ton œil et l’attention du plus grand nombre.
C:
J’pense pas être dans un truc de résistance, ça j’en ai rien à foutre. En même temps, faut aussi vivre avec son temps. Si y’a autant de gens qui utilisent –notamment les réseaux- c’est que les gens s’y retrouvent et que y’a quand même du positif. Pour l’histoire des écrans, c’est quand même tendu de se dire qu’en faisant de la photo et des impressions, on fait un acte de résistance. Par rapport à quelque chose qui a commencé y’a 600 ans, c’est qu’on serait en train de changer de paradigme…
H:
Je pensais à Youtube notamment, du fait de sa gratuité et que tout le monde peut mettre tout et n’importe quoi en ligne aussi…
C:
La vidéo est importante, Style Wars, je le vois à 16-17 ans, ça m’a choqué. Wild Style encore plus. La vidéo des MAC était cool à l’époque, surtout je kiffais le style new-yorkais des années 80. Après, faut faire la diff’ entre une vidéo d’une heure avec des concepts ou bien des micro-vidéos, juste d’action(s).
H:
Pour ma part, c’est la vidéo Dirty Handz 2…
C:
Oui, y’a du boulot de montage. Sur la musique avec les scratchs avec les trains, niveau quali’ c’est une top vidéo. Et ça, c’est clair, c’est pas un post Insta où tu la balances… Je pense que c’est la même démarche que quand tu fais un bouquin, tu veux marquer un moment, une époque, un timer avec un volume de contenus, un concept. Donc, forcément, c’est du boulot.
Un truc dont on a pas parlé la dernière fois (il y a eu deux entretiens, n.d.l.r.), et qui participe au truc de la vidéo. D’ailleurs, avant d’être dans la culture graffiti, j’étais dans le skate. Le skate, c’est beaucoup de vidéos, de façons de shooter, de photos. Et forcément, de manière implicite ou inconsciente, ca a joué sur mes photos. T’accumules des images inconsciemment, des façons de faire, de procéder, que ce soit niveau skate, mais aussi des films. Par exemple, au début de Style Wars, t’as un plan fixe sur une lampe avec les trains qui passent et t’as un métro qui passe et la lampe éclaire les graffs… Et même si j’ai focus sur la photo, j’ai aussi pris des trucs en vidéo, à un moment je faisais que des vidéos et inconsciemment tu vois, je shootais un métro qui repartait et je vois que y’a ce truc de la lampe qui éclaire les graffs et j’ai tilté sur ce truc de Style Wars…

H:
…tu t’en es rendu compte sur le moment ou bien après ?
C:
Non, c’était pas en shootant le truc où j’ai percuté, mais c’est en voyant la vidéo… Et j’me suis dit, « ah putain, si j’avais mieux fait ou conceptualisé ça, j’aurai pu faire le même plan ». Et je pense que ce sont des réflexions hyper cools. Peut-être qu’on peut dire que c’est de la branlette, mais si quelqu’un capte que c’est le même plan, t’as réussi ton coup. Mais de toute façon, c’est intéressant de se nourrir de choses différentes, d’emmagasiner. Tout ce dont tu te nourris va rejaillir derrière. Bien souvent, y’a très peu de mecs qui inventent quoi que ce soit dans la photo ou dans la vidéo. Ce sont des arts qui ont été explorés dans tous les sens. De façon spontanée tu peux faire de belles choses, mais forcément tu refais des choses qui ont déjà été faites, conceptualisées. C’a été le cas pour la vidéo avec les lampes, mais ç’a été inconscient, involontaire. Et ça, c’est aussi un jeu dans le jeu, ça peut permettre faire des clins d’oeil.
Tu vois moi je suis pas très séries, je suis plutôt films. Mis à part True Detective où y’a un travail sur la photo qui est malade mental. C’est intéressant de regarder de vieux films, une fois, deux fois, trois fois. Essayer de se documenter. Un truc que j’aimerais vraiment faire, mais qui se fait certainement déjà, c’est aller à New-York et refaire des photos emblématiques de films. Je suis allé peu de fois aux Etats-Unis -que sur la côte ouest- mais quand j’étais là-bas, ils nous ont tellement abreuvé de leur culture qu’en fait, tu te balades dans une ville et tu te sens pas dépaysé. J’avais l’impression de connaître et ça m’a choqué. Après, j’étais dans un endroit filmé dans tous les sens. Et t’as une rue avec un pont et la photo a été pris 6 millions de fois dans les films, etc. Et là, j’me suis rendu compte à quel point j’étais pas dépaysé. J’ai d’ailleurs une bonne collec’ de murs et de camions de là-bas shootés là-bas. Peut-être qu’un jour ça sortira.